Sur la crise de recrutement des enseignants

 

On permettra au directeur de l’École professorale de Paris de proposer un commentaire sur la crise du recrutement des enseignants qui défraie la chronique ces jours-ci, crise à laquelle une école comme la nôtre ne peut rester indifférente.

L’Éducation nationale se plaint que de moins en moins de jeunes souhaitent rejoindre ses rangs. On sait qu’elle est obligée d’aller chercher d’urgence au coin des rues des personnes peu qualifiées et de les « former » en quatre jours pour que chaque classe ait au moins un gardien le jour de la rentrée. Quelle est la raison profonde de cette situation regrettable ? Les salaires comptent, bien entendu. Mais ceci n’a jamais été, à soi seul, un obstacle dirimant pour de vraies vocations. Il faut bien comprendre que l’obstacle principal, aujourd’hui, c’est ce à quoi l’Éducation nationale a réduit le métier de professeur.

Bien que ce ne soit pas dit en ces termes, on s’en doute, les instructions pédagogiques du Ministère ont en effet pour logique profonde et pour effet réel d’interdire aux professeurs d’enseigner les savoirs comme on doit le faire et comme cela s’est toujours fait depuis l’origine de l’école. Disons-le tout net, le Ministère changé la nature même du métier d’enseignant, et d’ailleurs il s’en vante. La raison de cette métamorphose imposée est essentiellement politique : c’est la mise en place en France de l’école unique (à l’école élémentaire, au collège et en grande partie au lycée).

Il se trouve en effet qu’un enseignement correctement mené crée toujours des effets différenciants. Il révèle que certains élèves ont plus d’aptitudes, d’autres moins, que certains ont des aptitudes en certains domaines, d’autres en d’autres. Ce qui a pour conséquence que, pour que les processus d’enseignement se déroulent normalement et à leur rythme naturel, il faut impérativement que les élèves, le moment venu, puissent être répartis en filières différenciées par niveaux et par orientations. Ce qui implique aussi, sans doute, qu’on distingue un enseignement secondaire long et un enseignement secondaire court, comme c’est le cas dans la plupart des pays comparables au nôtre. Cette diversification du système est en effet indispensable pour que les groupes d’apprenants soient intellectuellement à peu près homogènes, condition elle-même indispensable pour que le cours fait par un seul professeur devant 30 ou 40 élèves ait un sens et puisse être entendu.

Or la famille idéologique qui monopolise notre Éducation nationale depuis des lustres a toujours obsessionnellement voulu l’école unique, censée être la matrice de l’Homme nouveau. Elle  croit (à tort) que c’est en abolissant les différences à l’école qu’on parviendra à abolir les inégalités dans la société. Pour éviter donc que l’enseignement ne crée des différences politiquement incorrectes, elle a trouvé un moyen simple et expéditif, qui est de ne rien enseigner (sérieusement) à personne.

On ne fera, en particulier au collège, que de vagues sensibilisations à cent thèmes divers, des « séquences » sans queue ni tête et autres gadgets pédagogiques seuls de nature, dans des groupes hétérogènes, à ne pas trop cliver les élèves, à les distraire et à permettre que l’école unique survive en tant qu’unique, mais de nature aussi à rendre impossible un enseignement véritable. Chacun connaît aujourd’hui les résultats, en terme de niveau, de ces choix.

Dans cette école massifiée, que devient le professeur ? Il se voit  réduit au rôle d’animateur, de meneur de jeux, de gardien, souvent d’assistant social, travail très estimable et utile, le cas échéant, mais qui ne peut convenir qu’à un certain type d’esprits. Il ne peut plus être professeur au vrai sens du mot. Il est en danger, en outre, on le sait, d’être traité comme quantité négligeable par les élèves, les parents, l’administration, quand il n’est pas victime d’agressions physiques.

Ce qui fournit la réponse à la question posée. Voilà pourquoi moins de jeunes que par le passé souhaitent devenir enseignants. Ils n’ont plus guère d’attirance pour une profession qui n’a plus d’intérêt intellectuel et qui, en corollaire, n’est plus gratifiée du prestige social accompagnant ordinairement les compétences intellectuelles d’un certain niveau. Ils sont peu tentés d’échanger leur projet d’enseigner véritablement les lettres et les sciences contre ce que les officiels de l’Éducation nationale appellent le « métier », mot qui prend, dans leur bouche et sous leur plume, un sens affreux, puisqu’il est délibérément choisi et utilisé pour bien faire entendre aux futurs enseignants que le travail qui leur sera demandé ne sera plus de connaître et de transmettre des savoirs, mais de faire fonctionner l’école unique et de se faire les agents dévoués d’une entreprise de transformation sociale, en contradiction manifeste avec le principe de neutralité de la fonction publique.

Cet abandon du professorat au sens classique a été officialisé cette année par le Ministère qui a décidé de ne plus demander aux candidats du CAPES  que des compétences dites « professionnelles », c’est-à-dire la pédagogie et la didactique (celles du Ministère), la connaissance des arcanes de l’Éducation nationale (une culture administrative, donc), le tout agrémenté d’une pincée assez peu sexy de « valeurs de la République », tout, donc, plutôt que des compétences proprement académiques. Comme si la première compétence « professionnelle » d’un professeur n’était pas de connaître la discipline qu’il enseigne !

On demandait jadis aux jeunes moines de faire vœu d’obéissance, de pauvreté, de chasteté. On exige aujourd’hui des jeunes candidats au professorat des sacrifices presque comparables, mais sans leur ouvrir les mêmes perspectives transcendantes. Bien au contraire, on les somme d’abjurer solennellement tout goût trop marqué pour la littérature, les langues anciennes et modernes, l’histoire, la géographie, les mathématiques, la biologie, la physique ou la philosophie, goûts à la fois inutiles, étant donné le type de pédagogie pratiqué, et  suspects d’élitisme, crime majeur. Et on leur enjoint d’aller d’urgence – sans attendre d’avoir terminé une licence – dans des établissements scolaires effectuer des stages pratiques où ils apprendront comment ne rien apprendre à leurs élèves.

J’ajoute, ayant un peu lu l’ésotérique littérature des pédagogues officiels, que non seulement l’institution n’a plus envie ni besoin que les enseignants soient des hommes de science, mais craint comme la peste qu’ils le soient. Car, comme l’a écrit jadis un de leurs maîtres à penser, Louis Legrand, s’ils étaient savants, ils voudraient inconsciemment communiquer à leurs élèves ces savoirs qu’ils possèdent, et ils s’impatienteraient  des lenteurs et difficultés de certains élèves, qu’ils intimideraient. Cela bloquerait dans l’œuf le processus d’auto-engendrement miraculeux des savoirs que le bric-à-brac pédagogique est censé déclencher. Donc, pour être sûrs que les enseignants ne seront pas tentés, comme dans l’« école de papa », de faire de vrais cours où ils transmettraient patiemment et méthodiquement ce qu’ils savent, les puissants esprits qui dirigent le Ministère ont jugé que le mieux était de s’assurer, dès le départ, qu’ils ne savent rien. Tel est le sens trop aisément déchiffrable de la réforme du CAPES. Il s’agit, encore et toujours, d’aller dans le sens de l’idéologie. Il s’agit de permettre que l’école reste unique.

En résumé, la vieille École recherchait des enseignants épris d’idéal, et cette exigence même séduisait les candidats potentiels. La nouvelle ne leur demande que du conformisme idéologique et de la sueur. Il ne faut pas s’étonner que les sergents recruteurs s’époumonent en vain. Cette désaffection durera aussi longtemps que l’enseignement ne sera pas restauré dans sa vraie vocation et dans ses vraies méthodes.

Pour notre part, à l’École professorale de Paris, nous sommes bien trop petits et modestes pour songer à bousculer si peu que ce soit le stupide et vacillant Mammouth. Nous nous contentons d’être bons musiciens. Notre petit orchestre joue juste en ce qu’il privilégie, lui, sans compromis ni défaillances, l’acquisition des compétences académiques, avec des étudiants dont nous savons, pour les connaître de près, qu’ils ont la vocation d’être vraiment des professeurs, comme nous l’avions à leur âge. Nous pouvons donc escompter que, lorsque le grand orchestre de l’Éducation nationale aura pris conscience  qu’il est décidément désaccordé et cacophonique, il viendra reprendre le la à notre camerata et regardera par-dessus nos épaules comment nous nous y sommes pris depuis des années pour former des professeurs dignes de ce nom. Cette fonction de témoignage est notre raison d’être. Nous tenons la lampe allumée, dans l’attente d’une renaissance qui ne saurait tarder.

Philippe Nemo

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